Retour d’Alzheimer
Les idées exposées dans un article dans le Huffington Post sur la maladie d’Alzheimer consistaient à rechercher, dans la vulnérabilité progressivement subie, comment porter un nouveau regard. Non pas sur les malades, dans une vaine et dangereuse tentative de magnification tant l’on sait que la maladie possède inconsciemment, dans nos sociétés une valeur rédemptrice. Un tel angle aurait été obscène et déplacé évidemment. L’objectif consistait bien davantage à porter un autre regard sur nous-mêmes, grâce à ce que cette maladie pouvait révéler sur notre façon de (ne pas) vivre.
Or, parmi les critiques portées, certaines me paraissent particulièrement justes. L’un des commentaires précisait que ma description des malades relevait – je cite – « des bons sauvages » et lui semblait donc idyllique et biaisée. L’accusation, doublée de la peine d’avoir involontairement blessé des malades et leur famille, nécessite donc un complément.
L’Université d’été Alzheimer tenue à Lille du 18 au 20 septembre 2013 a été l’occasion d’échanges passionnants. Le thème principal était lié au diagnostic précoce, ses possibilités, ses évolutions et ses conséquences. Elle réunissait les familles, associations, médecins, infirmières, psychologues, aides soignants, éthiciens, magistrats, avocats et plus généralement, toutes les personnes soucieuses d’autrui et exerçant dans le cadre de cette maladie et celles qui lui sont apparentées.
Cette Université était aussi l’occasion de décaler notre appréciation coutumière de cette maladie. Alors, cela doit être rappelé évidemment. La maladie s’avére aliénante. Elle créée des difficultés insurmontables pour les familles, entre incapacité à trouver des solutions pour le malade et impuissance à résoudre la quotidienneté devenue un combat éreintant. La perte d’autonomie est abominablement dégradante et cruelle. Evidemment, le placement en institution représente une solution inévitable, que les familles n’agréent le plus souvent que lorsque toutes leurs ressources en énergie, empathie et aussi économies sont épuisées. Et que dire de la peur permanente qui les habite ? L’éloignement stimule encore davantage ces craintes, tandis que la résidence d’un malade dans une grande ville la porte à son paroxysme. Il peut alors devenir une victime des trop nombreuses personnes peu scrupuleuses qui n’hésiteront nullement à saisir l’occasion d’un dépouillement rendu si facile. Les douleurs du malade sont insondables. Celles des familles sont au delà des mots. La reconnaissance de cette vérité est indispensable.
Essayer de porter un autre regard ne signifie donc nullement la remise en cause de ces souffrances cumulées qui, pour leur part, ne trouveront jamais d’apaisement. Il ne s’agit que d’une tentative d’appréhender cette même vérité sous une autre forme, dans une autre perspective. Il n’y a aucune volonté de s’illusionner, mais simplement améliorer la situation dans une démarche aussi respectueuse que modeste.
Car la maladie d’Alzheimer, avec toutes ses particularités, ne possède pas non plus le monopole de la douleur. La maladie est certainement cruelle, mais d’autres le sont aussi. Et tout autant. Qu’en est-il des autistes ? Des personnes atteintes de myopathie ? Des enfants chez qui l’on découvre un cancer ? La liste est hélas longue comme peut l’être l’injustice du monde. Et pourtant, cette maladie continue à nous interroger. Différents sondages démontrent même – autant qu’un sondage peut le faire – qu’elle représente une sorte de crainte généralisée, remplaçant même le cancer dans notre inconscient collectif. Pourquoi ?
Nos sociétés promeuvent l’individualisme comme valeur supérieure. C’est un tel cliché que nous pourrions presque faire l’économie d’en assurer la démonstration. Tout y est fait pour créer l’épanouissement personnel à tout prix. Et qu’importe d’ailleurs si, pour ce faire, la publicité par exemple n’hésite pas à manipuler la frustration de chacun. Entre désirs de consommer, accomplissement professionnel et permanentes remises en causes personnelles et familiales, seul compte la personne dans ces désirs immédiats. Le développement des réseaux dits sociaux – dont l’auteur de ces lignes demeure pourtant un adepte – y participe d’ailleurs, dans l’exhibition qu’ils organisent en permanence et l’illusion de la croyance que des relations virtuelles suffiront à se substituer à une présence.
La maladie d’Alzheimer possède cette spécificité, justement, qu’elle porte toutes nos vulnérabilités à leur paroxysme. A nouveau, il n’est nullement question de défendre ou valoriser les outrages de la maladie. La perte d’autonomie est cependant, précisément dans une société qui valorise l’individualisme, l’une des plus grandes craintes. Celle-ci, par delà la dégradation corporelle, impose la perte de liberté dans ses mouvements, ses déplacements et ses volontés. Tout ce que nous sommes conditionnés à protéger et développer par-dessus tout.
Certains passent aussi leur vie à s’exposer. La monstration de chacun est devenue la norme et, pour ceux qui n’y participent pas activement, il est devenu impossible d’y échapper a minima en qualité d’observateur. Les émissions de télé réalité pullulent, alors que les magazines dits people n’ont jamais fait autant recettes. L’exposition et la conservation de nos vies, présentées comme des modèles, heurte frontalement une maladie qui implique une perte de mémoires.
Dans nos villes, quoi de plus aliénant que de devenir la victime des escrocs en tout genre, qui se multiplient lorsque la maladie frappe. Et dans notre civilisation qui choisit l’abandon de la cellule familiale au profit d’affinités électives, comment supporter qu’une mère ne reconnaisse plus son fils ?
Les exemples pourraient être multipliés à l’envi. Ce qui frappe dans cette maladie, c’est qu’elle contient exactement toutes nos peurs, toutes nos fragilités et toutes les vulnérabilités de notre condition humaine. Voici peut-être l’une des particularités de la maladie d’Alzheimer. Mais est-il possible d’y échapper ?
Il est souvent dit que, en Afrique comme à la campagne, cette maladie y serait plus facilement supportée. Il y existerait des réseaux, une solidarité et une proximité dont nous avons perdu trace dans nos métropoles anonymes. Evidemment, une telle affirmation est toute à relativiser tant elle ne saurait nullement être vraie dans tous les cas. Mais la croyance demeure que, dans ces territoires, la maladie serait absente. Elle est pourtant pas bien présente et sa prévalence y semble identique. Alors ?
Alors peut-être que la maladie d’Alzheimer nous offre une double possibilité. En premier lieu reconsidérer le regard et les soins que nous portons sur les malades. La tâche n’est pourtant pas si ardue : meilleure coordination, évaluation plus rigoureuse des pratiques, financement de la recherche, appréciation éthique des protocoles, etc. Tout cela est connu et aujourd’hui déjà à notre portée. Nous devons le faire. L’accent mis par la loi sur le « parcours de soins » est un premier pas qu’il convient de renforcer.
La deuxième possibilité consiste à reconsidérer notre façon présente de vivre. Celle que nous mettons en œuvre, par conformisme, facilité ou peur. Remettre la personne au centre de toutes nos réflexions, offrir considération et respect à chacun. Sauvegarder et promouvoir l’individu, lui-même sensible au partage, à l’altérité et à l’échange. Substituer une indispensable intelligence solidaire à l’individualisme égoïste.
Ecrire cela est évidemment utopique.
Pire, c’est niais.
Mais assumé pour autant car, voulons-nous continuer à vivre ainsi ? N’oublions pas que nous sommes déjà les malades de demain. Prenons ainsi garde à ce que nos comportements actuels enseignent aux plus jeunes. Ce sont eux qui nous soigneront dans le futur. Notre dignité individuelle à venir en dépend largement par ce que nous leur apprenons, maintenant, de la valeur de l’homme, vulnérable ou non, malade ou pas. Il existe nécessairement dans l’appréhension de la maladie d’Alzheimer une démarche séditieuse, en ce qu’elle nécessite la remise en cause de nos certitudes individuelles et collectives. La dispensation de soins efficaces et diligents porte un projet de révolution consentie par tous. L’utopie n’en est donc pas une : c’est une nécessité vitale pour aujourd’hui même.
0 commentaire